Dans la brume [Fermé]

Lieu précédent.

Mardi premier août 2007.

Il était passé six heures du matin d'environ une demie heure quand je suis arrivé sur cette bonne vieille place. J'ai traîné sur le chemin, parce que j'avais croisé une vieille dame qui s'était perdue. Elle savait même pas quelle heure il était et semblait croire qu'on était à Tokyo. La pauvre... Moi qui n'avais rien à faire de spécial, je l'ai aidée à trouver la gare la plus proche. Même si ça m'a fait faire un gros détour. De toute manière, mes pas me font juste errer en quête de quelque chose, mais de quoi? Je ne sais même pas si j'ai besoin de compagnie ou de tranquillité. Le fait que j'aie été prêt à aider cette mamie esseulée veut peut-être dire qu'au fond, ce boulot d'enseignant me conviendrait? Peut-être que si je suis prêt à m'oublier un peu, ça veut dire que je peux transmettre une aide appuyée, des techniques, des compétences? Je n'attends plus grand chose de ma petite excursion en tout cas.

L'opportunité de pouvoir me rendre utile a dû me rassurer un moment, mais maintenant, je suis seul face à la Grande Horloge, assis à un banc dont la peinture verte s'accorde un peu à mon manteau, je suis littéralement fusionné au décor. Pas un commerce ouvert à cette heure-ci, et aucun passant, animal ou âme qui vive aux alentours. Ça fait toujours aussi bizarre de voir le lieu le plus actif de la ville complètement vide, mais ça m'aide mieux à réfléchir. Le brouillard de mon début de marche a maintenant muté en une petite bruine, qui risque de graisser mes cheveux encore plus. Malgré le faible impact des gouttes sur mon visage, c'est comme si l'endroit était soudainement suspendu, en dehors des dimensions et du temps.

D'un coup, il y a un cri. Un cri perçant, déchirant, net et féminin. Putain! C'est flippant.

J'hésite quelques secondes, puis je me décide à courir vers l'origine du cri, tant pis si j'en viens à le regretter après. Une vie est peut-être en danger, et je suis pas assez con pour me déresponsabiliser à ce point. Si une horreur se déroule juste à côté... Ça venait d'une ruelle, sur le côté d'un magasin de fleurs qui faisait face à mon banc. Une tension parcourt tout mon corps alors que mes pieds foulent le bitume à grandes enjambées. C'était vraiment très proche, mais j'ai peur d'arriver trop tard. La brume enveloppe tout, ce qui fait que j'ai encore plus peur de ce sur quoi je pourrais tomber. Au bout de la ruelle dans les 200 mètres plus loin, il y a un embranchement, mais à peine je panique en me demandant quelle direction emprunter que la même voix hurle à gauche. Le son est encore plus net. Je m'y précipite sans hésiter. Ce que je vois alors me glace le sang.

Dans une impasse aux murs de brique, une silhouette, à moitié consciente, tremble sur le sol. Elle porte un chemisier rose et un jean, déchirés à de multiples endroits, et il semble qu'elle ait été grièvement blessée au vu des taches de sang au sol. Aucune trace d'un éventuel agresseur.

Shigeru Yamane: Madame! Madame! Qu'est-ce qui s'est passé?

Elle ne répond pas, mais sa respiration s'accélère. J'ai mon téléphone sur moi. Je décide de composer le numéro des urgences, et je tombe sur le relais téléphonique de l'Hôpital Domino.

Employé de l'Hôpital: Hôpital Domino, j'écoute.
Shigeru Yamane: Allô! J'ai trouvé une femme sérieusement blessée, elle est à terre et semble avoir reçu plusieurs coups de couteau! Je suis près de la Place de l'Horloge, du côté gauche de l'artère qui passe derrière le fleuriste Kozuka au 5-3!
Employé de l'Hôpital: D'accord monsieur. Une ambulance va arriver sur place, ne quittez pas. Vous habitez bien Domino?
Shigeru Yamane: Évidemment!
Employé de l'Hôpital: J'ai besoin de votre nom et de votre adresse s'il vous plaît.
Shigeru Yamane: Shigeru Yamane, Buraku Boulevard, 5-12-38!

Tandis que l'employé continue à me poser des questions, je ne peux pas m'empêcher de paniquer. Et si on me considérait comme suspect? Et si, dans l'improbabilité la plus totale, la fille succombait à ses blessures pour que la police arrive à la conclusion logique que je suis un meurtrier psychopathe qui a soigneusement planifié ses alibis? Mais non Shigeru, calme-toi, c'est le genre de débilités qui n'arrive que dans les manga ou les séries américaines. Et puis, quand bien même je serais en garde-à-vue, c'est finalement le cadet de mes soucis comparé aux bruits inquiétants que la miraculée diffuse derrière moi.

Au bout de plusieurs minutes semblables à des heures, les sirènes se firent entendre et les ambulanciers déplacèrent précautionneusement la jeune femme dans leur véhicule. On me demanda mon numéro de téléphone, que j'ai toujours du mal à retenir mais que je transmis en toute coopération en 30 secondes, puis, ne pouvant réprimer la question qui me brûlait les lèvres, je demandais:

Shigeru Yamane: Vous... Vous croyez qu'elle a des chances de s'en sortir?
Employé de l'Hôpital: Aucun moyen d'en être sûr à cent pour cent, mais vous avez appelé assez vite pour qu'on puisse limiter l'hémorragie. Elle n'a pas été touchée aux organes vitaux, mais son corps présente de nombreuses entailles. On vous recontactera.

Puis, l'ambulance repartit, me laissant seul et complètement abasourdi dans l'impasse où j'avais vu quelqu'un agoniser quelque temps plus tôt. Je ne savais pas ce que j'allais faire, mais en tout cas j'étais trop perturbé pour rentrer chez moi. Finalement, après quelque temps à subir le vide terrifiant qui s'était fait dans mon esprit, je constatais qu'il était bientôt 7h00. Je décidai donc de me rendre à la petite boulangerie sur la Place afin de me forcer à prendre un semblant de petit-déjeuner, mon ventre commençant à protester.

Deux croissants et un coca: voilà ce que j'avais pris. Voyant que la Place de l'Horloge se remplissait petit à petit, je décidai de rester manger à l'une des trois tables en bois de la boulangerie, suffisamment lentement pour laisser à mon corps le temps de ressentir la bouffe et la satiété. La commerçante de cet établissement, assez renommé dans la ville, m'avait un peu dévisagé. Je suppose que je devais pas avoir l'air bien. En même temps, j'avais vraiment eu ma dose d'adrénaline et d'angoisse pour la journée. L'esprit torturé pendant encore quelque temps, je me consolais en me disant que les jours de la demoiselle n'étaient pas menacés et que je m'en faisais pour rien. Même si les dires de l'ambulancier concernant les cent pour cent n'avaient pas été très encourageants. J'ai longtemps bouclé sur ces idées terrifiantes jusqu'à ce qu'il soit 8h12, que mon téléphone sonne et que la boulangère me dévisage d'un œil encore plus globuleux qu'à mon arrivée, puisque la sonnerie de mon téléphone n'était autre que "This is the New Shit" de Marilyn Manson. M'empressant de décrocher, je tombe sur la voix survoltée de mon jeune cousin Kenichi. Putain, il parle trop vite, j'arrive à peine à comprendre c'qui dit. Calme-toi gamin.

Kenichi Sato: Yooo, cousin!! Alors, prêt à te prendre ta branlée?
Shigeru Yamane: Ken... Moins fort, merde, mon téléphone est même pas en haut-parleur qu'on t'entend à des kilomètres. Mais de quoi tu parles?
Kenichi Sato: Du tournoi qu'on doit s'faire aujourd'hui bien sûr! T'as oublié?

Putaaain, j'avais oublié. Le tournoi. J'ai eu tellement la tête ailleurs depuis le mail de la Kaiba Corporation que j'ai zappé cet événement. En début de semaine dernière, j'avais promis à Kenichi qu'on participerait à une petite compétition de Duel Monsters, un petit concours de quartier, à l'ancienne, organisé par le magasin Kame Game. Les parties y seront rétro, c'est-à-dire qu'on sera censés jouer avec de vraies cartes en carton et des tapis de jeux tous pliés de partout, caractéristiques du petit magasin. Sauf que là, j'avais envie de me désister. Ça faisait longtemps que j'avais pas joué à Duel Monsters, et puis, je voulais essayer de me reposer psychologiquement après ce que je m'étais tapé.

Shigeru Yamane: Ken, t'abuses... Et puis, tu sais, les récompenses sont pas si ouf que ça, les trois premiers gagnent juste quoi, 5000 yens? C'est pas des masses et ce sera blindé d'vieux cons ou de gosses qui savent pas jouer, on peut pas juste annuler pour cette fois?
Kenichi Sato: Désolé mon pote, une promesse est une promesse! T'as peur de perdre ou quoi? Et puis, ça te permettra de te changer les idées, tu sais, avec toutes ces galères au niveau du boulot. Profite de ces moments plus légers tant qu'ils sont encore là. Je t'ai pas vu depuis des semaines!

Je soupire. J'ai fini par dire oui, je suis faible. Du coup, je suis repassé par mon appartement en remontant les marches de l'escalier pourri. Le temps s'était enjolivé, le ciel entamait sa transition vers un bleu paisible, encore un peu nuageux mais majoritairement dégagé. Mon vieux deck dans une poche de manteau, sans Duel Disk ni nouvel accessoire high-tech, je me suis dirigé vers Kame Game pour apercevoir la belle toiture verte, semblable à une carapace de tortue, vers 9h30.

Changement de lieu.